Famine, dernière partie
Deux semaines plus tard, nous
étions mariés. Mes parents m’avaient forcée à épouser cet orgueilleux pour nous
sauver, ou plutôt pour se sauver. J’avais été traitée de folle tous les jours
de vouloir refuser une telle opportunité. Je ne voyais pas la situation de cet
œil. Mon mari m’emmena à Dublin où je fis une dépression durant les trois
premiers mois. Par la suite, je sortis de mon lit malgré l’envie d’y demeurer
et de m’y laisser mourir, mais je n’avais guère plus d’allure qu’un zombie.
McCann s’enquérait de ma santé et tentait de me soigner pendant le peu de temps
qu’il passait dans cette maison. Il était incroyablement possessif, au point
même que les domestiques ne pouvaient entrer dans ma chambre. Il refusait que
je sorte, des fois que je rencontrerais un homme que j’aimerais mieux que lui.
Car il le sentait, je n’éprouvais envers lui que haine et dégoût. Je ne voulais
pas le voir mais il insistait, persuadé que j’allais finir par l’aimer et qu’il
pourrait enfin s’afficher avec une belle femme souriante et aimante à son bras,
ce qui ferait enrager ses amis comme ses ennemis. Pour l’instant, j’étais dans
un état si lamentable qu’il ne prenait pas le risque de m’emmener à ses soirées
pour me présenter à ses collègues et à la haute société du pays.
Il se réjouissait et
s’enorgueillissait au fur et à mesure que mon état s’améliorait.
Un jour, alors que mon mari était parti travailler, je demandai aux
domestiques l’autorisation de sortir. Ils étaient d’autant plus heureux de
m’entendre faire cette requête que je n’ouvrais presque jamais la bouche. Ils
acceptèrent sans hésiter malgré les interdictions de McCann mais posèrent une
condition : je devais être de retour avant qu’il ne soit revenu du
travail.
Je m’assis sur un banc à l’ombre,
fermant les yeux pour imaginer mon Connemara. Mais il y avait trop de bruit
pour que cela fonctionne.
-
Excusez-moi… Ne seriez-vous pas Alice O’Connor ?
-
Si, c’est bien moi, répondis-je, intriguée en rouvrant aussitôt des yeux
étonnés.
-
Ce n’est pas croyable ! Ce que tu as changé ! Mais tu es toujours
aussi belle.
-
James ? Que je suis heureuse de te revoir ! Toi aussi tu as changé.
Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas croisés !
Il me baisa la main. Nous passâmes tout l’après-midi à discuter. Il
avait vécu non loin de chez nous des années auparavant puis sa famille avait
déménagé à Dublin. Il était devenu beau et très galant. Il me rappelait mon
Connemara, au temps où nous jouions dans la plaine. Nous convînmes de nous
revoir rapidement.
Les rendez-vous de plus en plus fréquents duraient de plus en plus longtemps. Le mois suivant, alors que nous étions dans son salon à discuter, une expression étrange envahit son visage.
Les rendez-vous de plus en plus fréquents duraient de plus en plus longtemps. Le mois suivant, alors que nous étions dans son salon à discuter, une expression étrange envahit son visage.
-
James, tout va bien ? m’inquiétai-je.
-
Alice, je t’aime, m’annonça-t-il soudain. Depuis que nous sommes enfants,
depuis toujours.
-
Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?
- Parce
que tu envoyais promener tous ceux qui le faisaient et que je ne voulais pas
tout gâcher. Ton amitié est trop précieuse pour cela.
-
Et maintenant, tout n’est-il pas gâché ? répliquai-je. Je suis mariée à un
homme que je n’aime pas et nos destins seront séparés à jamais !
-
Tu aurais préféré m’épouser moi, qui suis pauvre ?
-
Oui ! L’argent ne vaut rien face aux sentiments. Toi j’aurais accepté de
t’épouser, si nous avions pu rester dans le Connemara. En fait, j’aurais
préféré te suivre dans la tombe que le suivre ici.
-
Cela veut-il dire que tu m’aimes aussi ? se réjouit-il.
-
Quelle différence cela ferait-il ?
-
J’aimerais savoir que mes sentiments sont partagés.
- Je
ne te comprends pas. Mais oui, je t’aime aussi. C’est tellement dommage… J’aurais
dû te revoir plus tôt.
Il sourit puis sembla réfléchir.
-Que
dirais-tu de partir avec moi, proposa-t-il soudain.
- Qu’as-tu dis ? m’exclamai-je.
- Qu’as-tu dis ? m’exclamai-je.
-
Nous serons heureux tous les deux. Nous pourrions retourner dans le Connemara,
il me manque tant… Et puis il ne te retrouverait jamais là-bas, tu connais cet
endroit comme personne.
Je repensais à sa proposition durant un moment et finis par accepter.
Après tout, je n’aimais pas McCann et je ne le lui avais jamais caché. Pire
même, je le haïssais. Pourquoi gâcher ma vie avec lui, passer mon existence
entière à souffrir? On ne m’avait pas laissé le choix. Maintenant, je prenais le
droit de choisir. La semaine suivante, je partirais avec James.
Le soir de mon évasion, je fis comme si de rien n’était. Je me couchai
tranquillement et attendis que tout le monde dorme pour sortir. Il était prévu
que je coure jusqu’à la maison de James qui n’était pas très loin et que nous
prenions la fuite directement.
Mais cela ne se produisit jamais.
Cette nuit-là, je courus, le cœur battant comme celui d’une fugitive –
ce que j’étais –, effrayée par les rues sombres et désertes de la ville.
J’entendis soudain un bruit qui me fit tressaillir et presser le pas. Puis
quelque chose m’effleura. S’ensuivit alors une course folle dans les rues de la
ville. Je devais à tout prix arriver chez James. Là-bas, je serais en sécurité,
il me protègerait contre les pires dangers. J’eus la malchance de trébucher et
de m’étaler de tout mon long sur le sol. Je me relevai vite mais à peine m’étais-je
remise sur mes pieds qu’une douleur fulgurante me transperça le dos, puis une
autre, une autre et encore une autre. Réunissant le peu de forces qu’il me
restait pour me défendre, je me retournai vers mon agresseur. Alors j’ouvris de
grands yeux et tombai dans ses bras, choquée et épuisée. S’il y avait eu un
témoin cette nuit-là qui eût vu mon visage, l’expression qu’il y aurait
découverte lui aurait certainement fait remonter un frisson d’horreur le long
de l’échine. C’était une de ces expressions que l’on n’oublie pas, qui reste
figée dans les mémoires et qui vous hante durant des années, vous tirant
haletant et choqué de votre sommeil. Plus que de la douleur, je devinais que
l’on aurait pu voir mon visage exprimer une souffrance atroce, physique et morale.
Je sentais qu’un ouragan me ravageait le cœur, faisant autant de dégâts en moi
que Katrina à la Nouvelle-Orléans il y a cinq ans de cela, le 29 août 2005.
Ajoutez à cela un sentiment d’extrême tristesse, teinté d’un profond désespoir.
Je cessai aussitôt de me battre, baissai les armes et laissai la mort
m’engloutir toute entière. Je crus voir, malgré ma vue devenue floue,
s’humidifier l’œil de mon assassin et son visage arborer une grimace d’excuse.
Mais il continua à frapper et à frapper encore, jusqu’à ce que je perde
connaissance, ce qui ne tarda pas.
Un « désolé » soufflé à mon oreille par cet assassin fut le
dernier son que j’entendis. Quelques secondes après, je plongeai dans les
ténèbres.
Presque aussitôt, une pression s’exerça sur moi et je me sentis tirée
vers le ciel. Je résistai désespérément à la force qui me voulait emporter avec
elle. Alors je rouvris les yeux et fus étonnée de voir à nouveau. Mais cette
vue là était différente. Tout était brumeux, ce qui rendait le paysage… fantomatique.
Je fus choquée de découvrir mon corps, juste quelques mètres sous moi, blanc et
immobile. Alors je réalisai que je n’étais plus qu’un fantôme. Que j’étais
légère ! C’était si étrange…J’avais l’impression d’être et de ne pas être,
de vivre et de ne pas vivre, d’exister et de ne pas exister… J’avais cette
sensation d’être composée de vent, de pluie et de fumée…
J’étais morte.
Une lumière brillait dans le ciel
et des voix douces m’appelaient à les rejoindre. Pourtant, je ne voulais suivre
ces personnes que je ne voyais pas. Je désirais comprendre ce qui s’était
passé. Je n’arrivais toujours pas à prendre conscience que j’étais invisible.
Parce que je devais l’être, non ?
Je restais sur les lieux, ne sachant que faire. Un visage revint en
force dans mon esprit. Il appartenait au monstre qui avait réduit mon existence
à la fumée. Je me promis que celui-là
allait payer le prix fort. Je n’aurai de cesse qu’il me rejoigne sous
terre.
Au bout d’un long moment, quand le jour fut levé, on découvrit mon corps
et on appela la police ainsi que mon mari, lequel était en larmes. Étaient-ce
des larmes de joie ou de chagrin ? J’avais mon idée là-dessus.
L’enquête dura des mois, mais jamais le coupable ne fut identifié, entre
autres par manque de preuves. Sauf par moi. Moi qui ai vu le meurtrier, qui
l’ai reconnu, qui ai entendu les conversations en enquêtant après ma mort. Je
connaissais l’assassin, mais je voulais découvrir les raisons de son geste.
Voilà ce que j’appris :
McCann avait enfin compris que je ne l’aimais pas et que jamais je ne
l’aimerais, c’est pourquoi il conclut un marché.
Avec James.
Mon ancien ami devait tenter de
devenir mon amant, parce que mon mari voulait vérifier qu’à défaut de l’aimer,
je lui étais fidèle. Quand James lui apprit que j’acceptais de m’enfuir avec
lui, il lui demanda de me tuer la nuit de notre fuite. Dans son esprit, je lui
appartenais et si je ne lui étais pas fidèle, alors je devais mourir. Je devais
être à lui ou à personne. James me suivit dans les rues et me poignarda à
plusieurs reprises sur les ordres de mon
mari. Le pire, c’est que j’y avais cru. J’avais pensé que James m’aimait
réellement, et pas que parce que j’étais belle. J’avais imaginé que ses
sentiments à mon égard étaient profonds. J’avais été convaincue que l’on serait
heureux ensemble, que nous aurions des enfants qui grandiraient dans mon
Connemara, que je vivrais enfin ce bonheur auquel j’aspirais tant. J’avais
trouvé l’homme de ma vie. Sauf que cet homme m’a ôté cette vie. Pourquoi ?
C’est très simple.
L’argent.
James était pauvre mais
souhaitait plus que tout devenir riche, quel qu’en soit le prix. C’est ce qu’il
désirait le plus au monde, son unique objectif dans la vie.
Et cela, aucun être vivant ne le
saura jamais, exceptés James et McCann qui lui avait promis cet argent.
Personne.
Ils ne seront jamais punis pour ce crime. Alors m’en chargerai moi-même.
Je les torturerai et leur ferai vivre l’enfer au point que la mort sera pour
eux une délivrance. Je les hanterai jusqu’à ce qu’ils soient terrorisés d’un
rien. Je ne cesserai pas tant que je n’aurai pas obtenu ma vengeance. Pas tant
qu’ils respireront encore. Ils seront condamnés à une éternité de supplices
dans le Tartare. Je vous jure que James ne profitera pas de son argent. Il n’en
n’aura pas le temps.
Une fois mon objectif atteint, je hanterai le Connemara, je le
protègerai des humains, j’y errerai jusqu’à la fin des temps, et personne ne
pourra plus m’en empêcher.
Personne.
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